ASSET MANAGEMENT
Maintenance Magazine 160 – mai 2023
L’IA permet-elle vraiment une maintenance prédictive ?
L’application de l’intelligence artificielle en maintenance peut conduire à des améliorations majeures de l’efficience, à condition de l’utiliser correctement. Et c’est là que le bât blesse : soit les algorithmes sont trop généraux et ne tiennent pas compte des conditions spécifiques, soit ils sont trop spécifiques et pas largement déployables. Comment concilier les deux ?
Permettez-moi de vous emmener à un peu moins de six ans en arrière. Un jour, je reçois dans ma boite de messagerie un communiqué de presse d’une entreprise israélienne alors inconnue. Son titre ? L’intelligence artificielle prédit la défaillance des lames de scie. Les scies sont omniprésentes dans les machines d’usinage du bois et elles représentent un coût car la surface de la lame est constituée de segments de diamants ou autres matériaux de qualité qui sont pressés sur le métal. Certaines lames peuvent être réaffûtées plusieurs fois, ce qui prolonge leur durée de vie. Pour les entreprises spécialisées dans l’usinage du bois, le défi consiste à déterminer avec précision les intervalles d’affûtage. Un affûtage réalisé trop tôt entraîne des coûts inutiles et un affûtage tardif présente un risque de casse de la lame et d’éventuels dommages aux pièces et aux machines.
Garantir l’expérience
Il existe un outil puissant capable de déterminer le moment d’affûtage idéal : l’oreille humaine. Les opérateurs expérimentés arrivent au bout d’un certain temps à estimer correctement la durée de vie résiduelle d’une lame en se basant sur le bruit qu’elle fait. Cette méthode présente hélas quelques inconvénients. Tout d’abord, les opérateurs doivent avoir plusieurs années d’expérience pour acquérir cette compétence. De plus, les connaissances disparaissent lorsque l’opérateur quitte l’entreprise. Enfin, cette méthode n’est pas infaillible car des influences externes rendent l’estimation difficile. Le bruit ambiant, la diversité des pièces et les facteurs liés à la machine et à la mécanique provoquent des perturbations auditives. La start-up en question avait trouvé la solution: elle plaçait un capteur à ultrasons à proximité des lames pour enregistrer leur bruit en permanence. Un logiciel séparait ensuite le bruit de la lame du bruit ambiant puis un algorithme auto-apprenant analysait le bruit de la lame. Les résultats étaient bluffants : en un rien de temps, le logiciel avançait des meilleures prévisions que la plupart des opérateurs. C’était il y a six ans, pour une application avec un seul type de capteur.
Et aujourd’hui ?
La question est bien entendu de savoir ce qui est possible aujourd’hui car de nombreuses entreprises ont sauté dans le train de l’IA. Par ailleurs, d’autres facteurs sont à surveiller outre les signaux ultrasonores. Dans notre industrie, il s’agit notamment de flux de courant, de températures, de la qualité du lubrifiant et probablement de centaines d’autres variables. Peut-on couler ces facteurs dans un modèle global pour planifier une maintenance plus efficiente ?
Inclure le contexte opérationnel
Nous pensons bien entendu à la transition de la maintenance périodique vers une approche prédictive. Les algorithmes peuvent par exemple apprendre des modèles dans les données et détecter des anomalies indiquant des problèmes potentiels. La maintenance peut alors être programmée efficacement, au meilleur moment possible. D’autres avantages en découlent comme une meilleure estimation des besoins en pièces détachées. Le degré de difficulté de cette approche est cependant élevé. Analyser le bruit dans un contexte plus ou moins stable est en effet plus facile que de vérifier par exemple les performances des roulements d’une machine qui produit en continu diverses pièces sous différentes charges. Quiconque développe un modèle fonctionnel pour un actif A sera peut-être déçu s’il applique ce modèle à un actif B. En d’autres termes, il y a de fortes chances que vous créiez un modèle trop général ou très spécifique. De plus, un problème de benchmarking se pose: comment pouvez-vous caractériser un comportement comme une anomalie qui devrait conduire à une action de maintenance s’il n’y a pas de données historiques sur les anomalies précédentes ? La question est délicate, en particulier pour les systèmes coûteux, car personne ne veut courir un risque de casse via l’optimisation de l’algorithme par tâtonnement.
Les facteurs variables jettent un pavé dans la mare
La collecte des données est une chose, mais même la méthodologie la plus sophistiquée pour analyser les séries temporelles et construire des modèles ne peut faire abstraction du contexte opérationnel réel dans lequel les actifs opèrent. En effet, les résultats sont basés sur des informations qui dépendent du temps. Supposons que nous voulons analyser les performances d’un parc de panneaux solaires. La puissance de sortie attendue peut être formulée en fonction de la courbe de puissance transmise par le fabricant des panneaux solaires: autant d’heures d’ensoleillement donne autant de puissance. Cependant, d’autres variables sont à prendre en compte. Le rayonnement solaire attendu dépend par exemple de l’emplacement exact, mais des cartes de rayonnement solaires sont aujourd’hui disponibles. Le problème se pose au niveau du contexte opérationnel car le rendement effectif dépend de sous-facteurs comme la température ambiante, les particules de poussières dans l’air, la croissance d’arbres à proximité, les chutes de neige, les dommages, la dégradation, la disponibilité du réseau d’électricité général … En d’autres termes, concevoir un modèle pouvant inclure toutes les variables est extrêmement complexe. Dans la pratique, il est donc difficile d’établir un programme de maintenance pour des parcs de panneaux solaires, et on privilégie plutôt une maintenance périodique à partir de tendances statistiques ou une approche curative.
Solutions
Plusieurs méthodes peuvent être suivies pour développer une solution. Une première méthode consiste à couvrir les nombreuses variables avec davantage de capteurs en temps réel qui mesurent le contexte opérationnel. Dans l’exemple du parc de panneaux solaires, il pourrait s’agir de la mesure de température, la mesure de la luminosité et la détection de courant sur place. Il est alors possible de construire un algorithme multivarié qui couvre mieux les facteurs opérationnels. Cela nécessite des connaissances approfondies de l’actif en question et de la situation sur place. Une seconde solution est la modélisation intégrative. Cette approche repose sur la décomposition continue d’un système complexe en sous-systèmes (plus simples). Les sous-systèmes présentant des similitudes peuvent ensuite être insérés dans le modèle intégratif. Deux méthodes peuvent être utilisées pour former ce type de modèle : l’apprentissage statistique relationnel et la programmation probabiliste. La première méthode considère explicitement les relations entre les modèles co-dépendants, en combinant des modèles graphiques probabilistes avec des représentations relationnelles. La seconde méthode permet de modéliser des situations complexes et probabilistes. Il est ainsi possible de créer un modèle qui fonctionne indépendamment du contexte opérationnel, bien que cela demande les efforts utiles.
par Sammy Soetaert